La diffusion des idées anarchistes dans les territoires Yougoslaves (Trivo Inđić, 1990)

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traduction Dragan Grcic, avec nos remerciements.

Origines

Les idées anarchistes ont fait leur première apparition sur les territoires yougoslaves durant la seconde moitié du 19e siècle, principalement par le biais de Yougoslaves qui avaient travaillé ou suivi des études dans les pays européens où s’était développé le mouvement ouvrier et socialiste.

Un des premiers partisans des idées de Proudhon était le socialiste Živojin Žujović (1838-1875), qui l’avait rencontré pendant des études de droit et économie à Munich et Zurich. Il fut à la fois le premier socialiste de Serbie et un mentor, un organisateur et un théoricien du mouvement ouvrier serbe de Svetozar Marković (1846-1875).

La Suisse comptait une colonie de taille importante d’étudiants slaves du sud et de révolutionnaires, qui étaient en contact avec Bakounine et avec la Section slave de la Fédération du Jura. Figuraient parmi eux Jovan Žujović, Manoljo Hrvaćanin, Pera Todorović et d’autres encore. Au début de juillet 1872, Zurich vit la tenue du Congrès des Socialistes serbes auquel Bakounine prit part, et au cours duquel fut adopté le programme du Parti socialiste serbe.

La lutte pour la libération nationale des territoires des Slaves du sud (avant tout pour la libération de ces territoires des empires austro-hongrois et turc) favorisa une large acceptation des idées libertaires modernes. C’est ainsi que, durant le soulèvement de 1875 en Bosnie-Herzégovine, exista un courant de gauche qui proposait un programme social. Il était conduit par Vasa Pelagić et y étaient notamment impliqués les anarchistes Manoljo Hrvaćanin (1849-1909) et Kosta Ugrinić (1848-1933). Beaucoup d’anarchistes italiens ont participé à ce soulèvement (Malatesta fit lui-même deux tentatives pour entrer en Bosnie-Herzégovine, sans succès) ainsi que des anarchistes provenant de Russie ou d’ailleurs en Europe.

Au début de l’année 1871, Johan Most séjourna à Ljubljana, où il entra en contact avec des membres de la Société des ouvriers. Matija Kunc, le président de cette Société, fut un propagandiste des idées de Most. En 1884, beaucoup de procès frappèrent le courant des radicaux socialistes austro-hongrois de Zagreb, ainsi que dans les villes de Celovec et Graz, des anarchistes croates et slovènes figurèrent parmi les victimes.

L’influence anarchiste se diffusa également depuis les villes de Trieste et Ancone, jusqu’en Dalmatie, Istrie et Slovénie, via R. Golouh, Djovania Marceti, Ivan Endliher et d’autres encore. À Rovigno (1904) et Split (1908), il y eut des manifestations publiques d’anarchistes. Le professeur croate Miloš Krpan était en contact avec des anarchistes suisses depuis 1898 et il diffusa les idées anarchistes parmi le groupe des Socialistes indépendants de Slavonski Brod. Dans le village de Dubovik, à proximité de Slavonski Brod, il tenta d’établir en 1909 et 1910 les bases d’une colonie anarchiste internationale. Les autorités austro-hongroises interdirent l’importation et la distribution des journaux et livres anarchistes dans les territoires des Slaves du sud qu’ils occupaient.

Anarchisme et libération nationale en Macédoine

Les idées libertaires pénétrèrent en Macédoine via des jeunes gens qui avaient étudié en Suisse et en Bulgarie à la fin du 19e siècle. Entre 1897 et 1898, deux journaux anarchistes furent publiés à Genève: Glas (La Voix) et Otmachtenie/Odmazda (Revanche) par le Comité macédonien révolutionnaire secret, qui se battait pour la libération de la Macédoine de l’emprise des Turcs et pour la mise en place d’une Fédération socialiste des Balkans. Les idées du populisme russe et de l’anarchisme furent épousées par le premier socialiste macédonien, Vasil Glaginov (1869-1929).

A Sofia, Glavinov avait rencontré Goce Delčev (1872-1903), une figure importante de la lutte pour la libération de la Macédoine et le fondateur de l’Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure (VMRO, octobre 1893, à Salonique) et des personnes derrière le soulèvement révolutionnaire de Ilinden (1903). Il joua aussi un rôle dans l’établissement de la République de Kruševo, la première république socialiste des Balkans (elle exista durant près de 3 mois).

Delčev était en contact étroit et un ami personnel des anarchistes de premier plan qu’étaient Mihail Geržikov et Vrban Kilifarski. De nombreux autres combattants pour une Macédoine indépendante se rassemblèrent autour de Delčev, parmi eux figuraient les anarchistes Petar Mandjukov (1879-1966) qui publia «L’ABC de la doctrine anarchiste» à Skopje en 1898; Dame Gruev (1871-1906); Jane Sandanski (1872-1915); Nikola Karev (1877-1905) et Dimo Hadjimov (1875-1915). Les anarchistes macédoniens créèrent aussi un groupe terroriste secret Brodara/Gemidjija, à Salonique (incluant Jordan Popjardanov, Marko Bosnakov, Dimiter Mecev, Konstantin Kirkov, Pavel Žatev, Milan Arsov, Vladimir Pingov, entre autres). En organisant une vague d’attentats contre des bâtiments publics, ils tentèrent d’attirer l’attention du public sur la lutte de libération de la Macédoine (1903). Certains parmi eux furent abattus, les autres furent capturés, condamnés à mort ou bien exilés en Turquie.

Une association anarchiste révolutionnaire internationale des Balkans, dénommée la Fraternité rouge (Crvena braća), fut active entre 1910 et 1912 à Salonique, Strumica, Kumanovo et Kratovo et combattit les Turcs dans un effort pour la libération de la Macédoine.

Attentats en Bosnie-Herzégovine

La lutte pour la libération nationale et sociale de Bosnie-Herzégovine, qui était soumise à l’occupation austro-hongroise depuis 1878, culmina avec l’émergence du mouvement de jeunesse d’inspiration anarchiste et révolutionnaire dénommé Jeune Bosnie (Mlada Bosna). Mlada Bosna était menée par Bogdan Žerajić (1886-1910), un grand admirateur de Kropotkin, qui tenta d’assassiner le général Varešanin, le gouverneur de Bosnie-Herzégovine en juin 1910. La tentative d’assassinat fut un échec, le gouverneur ne fut pas blessé et Žerajić mit fin à ses jours avec la dernière balle de son arme. La police décapita le corps, qui fut inhumé en secret, et conserva la tête dans une collection de la police, au titre de «spécimen d’une tête d’anarchiste». Des jeunes découvrirent sa tombe et la décorèrent de fleurs, il y prononcèrent le serment d’oeuver à la réalisation des idéaux de liberté. Vladimir Gaćinović fut le premier à cultiver la mémoire de Žerajić.

En juin 1912, un autre jeune, Luka Jukić attenta à la vie du Gouverneur (Ban) Cuvaj à Zagreb, mais cela fut également un échec. Jukić fut condamné à une peine de prison à vie, mais il fut libéré lorsque l’empire austro-hongrois s’effondra. En même temps que lui fut condamné à 5 années de prison August Cesarec (1893-1941), écrivain et futur éditeur de la revue de gauche Plamen (1919).

L’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche-Hongrie, François Ferdinand, dernier descendant de la dynastie des Habsbourg, eut lieu à Sarajevo le 28 juin 1914, par des membres du groupe Mlada Bosna (Jeune Bosnie). C’est d’abord Nedeljko Čabrinović (1895-1916), un typographe, qui lança une bombe sur l’archiduc, mais elle n’explosa pas, aussi Ferdinand poursuivit-il son voyage en automobile. Ensuite Gavrilo Princip tira avec un revolver sur le prince couronné et le tua.

Près de 25 conspirateurs furent poursuivis en justice. Plusieurs furent condamnés à mort, parmi eux figurait Danilo Ilić (1895-1915) qui fut pendu. Gavrilo Princip fut condamné à 20 années de travaux forcés et décéda des suites de la torture et de la maladie. Au procès, Čabrinović déclara que son implication dans l’assassinat était le fruit de ses convictions anarchistes. Il décéda en prison, de famine et de maladie mentale à l’âge de 20 ans.

Une source d’inspiration de la jeunesse anarchiste était Vladimir Gaćinović (1890-1917) qui avait rencontré, alors qu’il étudiait à Genève et Lausanne, des émigrés russes révolutionnaires en exil suite à la révolution de 1905. Gaćinović était un adepte de Bakounine, Kropotkin, des membres du groupe La Volonté du peuple (Narodnaya Volya). Il était un ami de Viktor Serge, Natanson, Martov et du jeune Trotski. Il fut empoisonné à Fribourg (Suisse), par une coopération des polices autrichienne, serbe et française, en août 1917.

Dimitrij Mitrinović ( (1887-1953), dans son travail littéraire et révolutionnaire, fut aussi fortement inspiré par les idéaux de libération nationale de la jeunesse yougoslave, il y exprimait pour partie une composante anarchiste. En 1914 Mitrinović s’installa à Londres jusqu’à sa mort, il était l’ami de Kropotkin, Gustave Landauer, Herbert Read et d’autres anarchistes.

En étroit contact avec Mlada Bosna se trouvait le groupe dénommé Prepod (Renaissance) de Ljubljana (Slovénie). Il s’était créé en 1911-1912 autour d’un journal du même nom. Ses membres les plus actifs étaient France Fabijančić et Ivan Endiher, qui étaient en contact avec Gaćinović. Particulièrement entre 1910 et 1914, ces groupes furent associés aux idées de la libération et de l’unification yougoslave, ils ont contribué à la création d’un mouvement de jeunesse révolutionnaire yougoslave. Endiher est décédé dans une prison de Graz (Autriche) en 1915, car il avait été arrêté après l’attentat de Sarajevo. Les syndicalistes-révolutionnaires de Bulgarie furent accueillis en Vojvodine par des anarchistes, autour de Krst Iskruljev (1881-1914), qui fut le collaborateur le plus proche de Ervin Szabo, principal théoricien de l’anarcho-syndicalisme hongrois.

L’anarcho-syndicalisme serbe

Après Živojin Žujović, les idées libertaires furent reprises en Serbie par Dragiša Stanojević (1884-1918), Mita Cenia (1851-1888) et Pera Todorović (1852-1907) – fondateur du premier journal socialiste Rad (Travail) en 1874 et ami de Bakounine depuis ses études de pédagogie à Zurich. Il y eut aussi Jovan Zujović (1856-1936), un célèbre géologue qui fut président de l’Académie serbe des sciences (SANU), entre autres.

Durant la première décennie du 20e siècle, les idées anarcho-syndicalistes se diffusèrent en Serbie via les journaux Proteter (1906) et Radnička borba (La bataille ouvrière, 1907) ainsi que par la promotion de l’action directe (par ceux que l’on appelait les direktaši/directachis) en tant qu’aile gauche du Parti social-démocrate serbe.

L’acteur principal fut Krsto Cicvarić (1879-1944), fondateur de nombreux journaux comme Hleb i Sloboda (Pain et liberté, 1925) ou Radnička borba, fondateur de clubs anarchistes et auteur d’un livre intitulé Le programme anarchiste (1909). Après la Grande Guerre, il se retira du mouvement.

À Paris, Milorad Popović (1874-1905) fonda une Société des travailleurs yougoslaves et un Comité d’action sociale (1900). Plus tard il s’installa à Budapest où il publia des journaux serbes socialistes avant de retourner en Serbie en 1904. Il demeura de tout temps fidèle au syndicalisme révolutionnaire, qu’il mit en pratique en fondant plusieurs syndicats indépendants.

Les «direktaši» étaient un groupe anarcho-syndicaliste qui se constitua dans le giron du Parti social-démocrate serbe vers 1909 (incluant Nedeljko Divac, Vlajko Martinović, Sima Marković, Vasa Knežević). Par la suite, ils furent chassés du parti.

Sima Marković devint par la suite Secrétaire du Parti communiste de Yougoslavie, il entra dans une polémique avec Staline au sujet de la question nationale, il fut condamné à la prison durant les «purges» de l’URSS, où il décéda en 1939.

Monarchie et communisme d’État

Entre les deux guerres, le mouvement anarchiste fut incapable de se développer dans la Yougoslavie du Roi Alexandre puisque les idées républicaines, fédéralistes et socialistes étaient ouvertement réprimées par la dictature du roi.

Il existait de petits groupes, souvent sans contacts les uns avec les autres, composés pour partie d’ouvriers et pour partie d’intellectuels. Parmi les Yougoslaves qui partirent en Espagne pour se battre aux côtés de la République (1936-1939), on comptait des anarchistes, d’autres y découvrirent le socialisme libertaire.

Après la Seconde guerre mondiale, la Yougoslavie fut dirigée par un Parti communiste qui déclara tous les autres groupes politiques illégaux. L’introduction de certaines formes d’auto-gestion (après la rupture avec Staline de 1948), tout comme les troubles estudiantins de 1968, introduisirent une génération nouvelle à la vie publique, suscitant un certain intérêt pour Proudhon, Bakounine et Daniel Guérin, qui furent traduits et édités. Les idées anarchistes ont été débattues publiquement et on a écrit à leur sujet. Le débat public et le mécontentement devant le «socialisme réel» ont ravivé l’intérêt pour les idées du communisme libertaire, du socialisme et de l’anarcho-syndicalisme.

ySource: Trivo Inđić: Razvoj anarhističkih ideja na tlu jugoslavenskih zemalja, Mreža anarhosindikalista (MASA), 2008 (original: 1990). Traduction vers le français: Dragan Grcic (2015).